Parole du château de Cesny
Cela pourrait ressembler à une prosopopée mais cela n’en est pas : je suis un château parlant, et bien vivant !
J’ai abrité tant de secrets, j’ai enlacé et accueilli tant des familles et d’hôtes que j’ai émerveillés, qui m’ont admiré, qui ont dormi, chanté, aimé, ri, pleuré ici… J’ai tant vécu avec eux et grâce à eux, que j’en deviens immortel.
Ma vie commence comme dans un conte de fées.
Au XVIIIe siècle, je suis né sous les ordres de mon maître, pour le satisfaire et ravir ses invités lors de son mariage en mai 1752.
« Vive le Marquis ! Que l’on célèbre sa réussite !
Faites sonner les musettes et les hautbois! »
On me bâtit alors un avant-corps central accolé de pierres déjà présentes au XVIIe siècle, et me voilà solidement appuyé sur mon aile gauche.
Pour l’aile droite, on verra plus tard !
Je suis un château « de façade » et j’ai « de la gueule » ! On me pare de reliefs minutieusement sculptés à même la pierre, cette pierre si chaleureuse et douce au regard qu’est la pierre de Caen. Je ne suis pas qu’un château « de façade », ma devanture est un vrai tableau. Quatre tableaux à vrai dire, faits des quatre éléments : l’Eau, le Feu, la Terre et l’Air. Ce sont les thèmes chéris et à la mode de mon temps il est vrai, mais ce sont aussi les préférences et les goûts de mon maître.
Mon maître, c’est Marie-Joseph de Matharel. Il est alors « gouverneur pour le Roi des villes, des châteaux de Honfleur, Pont L’évêque, et Pays d’Auge », et je lui fais honneur en devenant un château d’apparat, avec mes jardins à la française, mes bois aux alentours, mes mares et étangs où se répand le Laizon, et avec mon allée cavalière qui descend jusqu’à l’église du village.
Je suis un château en forme d’L. Je m’expose et gonfle ainsi mon beau poitrail sculpté en l’attente du mariage du marquis. Nous sommes sous le règne de louis XV, on m’accroche en touche finale un petit balcon galbé qui fera sûrement rêver Marie- Madeleine.
Marie-Madeleine, c’est la femme de mon maître avec qui il va se marier en mai. Elle pourra ainsi du balcon scruter l’horizon, les cieux changeants de Normandie et la cime des arbres, dont le rythme des feuilles fait glisser le regard et l’amène jusqu’à l’église…
Mais quoi ! M’a-t-on oublié ? A t-on changé d’avis? A -t-on manqué de moyens ? Car jamais on ne me donnera la balustrade qui devait supporter ce charmant balconnet…
Marie-Madeleine décède et mon Maître se remarie avec Adélaïde de Fiennes. Il meurt à son tour en 1777 et me laisse avec Adélaïde sa veuve, ma nouvelle maîtresse. Elle reçoit seule alors. Une lettre de Madame Elie de Beaumont, datant du 7 septembre 1780, (propriétaire à l’époque de mon voisin, le château de Canon) évoque cette période ainsi :
« Nous sommes dans les dîners du voisinage jusqu’au cou. Nous étions mardi à Breuil, jeudi à Cesny. Il y avait dix-neuf personnes. Madame de Matharel, qui est charmante, nous en fit beaucoup d’excuses. Elle ne pouvait faire autrement. C’était un premier repas. » Un premier repas… Sous-entendu votre pendaison de crémaillère actuelle !
Le temps passe et je tiens toujours sur mon aile gauche, je suis solide pour un château en L ! Les goûts de l’architecture classique recherchant plutôt la symétrie, je pensais que l’on m’affublerait d’une autre aile ! Une aile droite pour grandir, retrouver le lustre merveilleux d’antan, accueillir plus de monde encore, veiller sur mes hôtes et les mettre sous mes ailes . Ce n’est que vers 1830 qu’un général et Comte de Quelen s’installa et me fit agrandir en m’offrant une plus haute et belle aile droite ! Le grand événement arriva enfin : je suis depuis lors, un château en forme de U….
Plus de deux cents ans plus tard, une émotion intense m’agrippe encore et toujours à l’ouverture de mes portes et fenêtres…
Tant de vie ! Temps de vies !
Tant de portes ouvertes et fermées sur le bonheur, le désir, le malheur… Tant de portes entrebâillées pour découvrir l’autre, l’entrevoir, l’aimer… Tant de portes claquées comme claquent les aiguilles du temps…
Tant de portes fermées tout doucement pour ne pas réveiller les enfants ou respecter les morts à qui l’on ferme les yeux…
Et toutes ces petites lingères sautillant dans mes couloirs, tous ces rires et ces femmes qui glissaient leurs petons sur mes parquets cirés dans leurs robes épaisses, je les entends encore ! J’entends encore les tissus soyeux caresser mes marches d’escaliers et disparaître dans la nuit… sous l’ombre des bougies, puis, sous les lustres à pampilles chargés d’ampoules électriques.
Je suis devenu un élégant « château d’hôtes », on m’a donné un nom poétique: «Ô saisons, ô châteaux », en référence au poème de Rimbaud, qui a inspiré mes nouveaux maîtres.
Le soir je referme mes deux grandes ailes sur la vie de mes hôtes, sur leurs ombres et leurs secrets, leurs passions et leurs amours… Et je n’ai de cesse de les aimer, je les prends sous mes ailes pour les protéger, les abriter et les choyer.
et des membres de sa famille
Et la vie qui passe, fugace et éternelle, se glisse derrière mes portes et fenêtres quand elles se referment. Mais j’en ouvre de nouvelles chaque jour. Nous en ouvrons tous.
La vie est belle dans l’air léger des portes entrouvertes…
parole du Château de Cesny
par la plume de Marie-Laure Heuzey